Mais quelle mouche a donc piqué Bernard pour se risquer un samedi dehors ? Volonté de rajeunir le groupe des non-actifs du jeudi ? Délicate équation entre les chutes de neige de la semaine et l’entrée en vigueur du couvre-feu de 18 heures, résolue facilement devant le beau temps annoncé, après une semaine de « grisitude » et des perspectives climato-sanitaires propres à modérer l’enthousiasme. Moralité, en ce début d’année 2021, ne rien lâcher, tout est bon à prendre, même un ex-houchard qui a déserté la Haute.
Nous voici donc garés à Casserousse (1400m) pour un tricotage en règle autour de Chamrousse, point de rendez-vous des randonneurs grenoblois et au-delà. Nous les égarons vite en obliquant sur le GR de traverse, direction les Pourettes pour une ambiance intimiste et féérique, au milieu des pins Cembro (ou Arcolles). Pour ajouter aux propos de notre guide botaniste à ses heures, la cembraie des Pourettes est un site remarquable et protégé. Le pin cembro, qui doit son nom à ses 5 aiguilles (moins connu que son capitaine de frère le pin à crochet qui en a 2), donne aux arbres une fourrure plus épaisse. Il pousse au-dessus de 1500m, atteint sa taille maximale vers 150 ou 200 ans et affectionne le milieu hostile des versants nord. Après ces splendeurs sylvicoles, nous atteignons la brèche Robert, glissons le long des lacs Roberts, avant de tenter une petite incursion en pente raide dans la combe du grand Sorbier. On se résignera à dépeauter en équilibre sur une corniche glacée ; tout à l’euphorie de notre 1ère descente, nous ne sommes pas trop regardants sur le confort précaire et les courants d’air de la plate-forme choisie (il y avait pourtant à redire, non ?). Puis nous repeautons pour revenir au col des 3 fontaines et à la Croix de Chamrousse.
Pique-nique entre les pins, pendant que les jambes se reposent, les langues reprennent du service, surtout celles des télétravailleur.se.s contrarié.e.s en mal de relations sociales : la rudesse de la scolarité en montagne, la dure condition de l’héritier propriétaire malgré lui, l’ouverture prochaine d’une section handisport inaugurée avec brio par Nathalie, le couteau suisse à l’image de son guide : multi-fonctions, de la pince universelle à la pince à épiler ou comment-rester-toujours-belle-même-en-rando - et ça se voit ! Naturellement moins adaptés à notre environnement que le pin, rafraichis et repus, nous poursuivons notre descente gourmande dans 50 cm de fraiche. Tous les prétextes sont bons pour prolonger le plaisir (selon la bonne formule que plus c’est long… enfin pas toujours) et retarder le moment où nous repasserons sous les nuages… déjà le col de l’aiguille nous émoustille et c’est reparti pour une remontée couvre-feu à vive allure.
Tels des Sisyphe d’un jour, pareils à des conquérants de l’absurde persuadés que le bonheur ne vient qu’après la lutte, nous avons bravé ensemble et patiemment la poudre, le froid (-12° en forêt), le vent, le gel, la montée, la descente, la remontée, la redescente, dépeauter, repeauter…. Emerveillés par une mer de nuage d’où émergent, sur 360 degrés, la Chartreuse et ses classiques (Chamechaude falaise Est, dent de crolle et pointe du Grand Som), le Vercors avec le grand Veymont et le mont Aiguille (quand tu nous titilles), la Matheysine, le Taillefer, l’Oisans, la Meije, plus proche la petite Vaudaine et les Bauges. Si Sisyphe profitait du même panorama ensoleillé en roulant son rocher, alors il devient facile de l’imaginer heureux !
- Merde les gars, Samir n’a plus de batterie !
Puisque nous avons eu une pensée pour sa chute mortelle en devinant les arêtes de Gerbier (Vercors), la touche lyrique finale revient à Lionel Terray : « Que vaut ma vie entière de platitude et médiocrité après ces heures totales d’action et de bonheur parfait ? »… bon d’accord, c’était à son retour de l’Annapurna en 1950, mais à chacun son Everest !
Gaëlle 17/01/2021